D2...LE CHANT DES BALALAÏKA

 

 

 

"Retenir son jugement jusqu'à l'évidence

et, lorsque la conviction est acquise,

accepter de payer pour elle jusqu'au dernier sous"

Jean-Paul Sartre, Situation IV

 

 

 

Sorti du néant pour retourner dans le néant, sommet d'improbabilité d'une loterie de la physique et de la biologie, accident d'une évolution inconsciente, mais conscient de nos vies et de nos envies, croyant et imaginatif, amoureux et sensible, tel est l'homme. Et tel est son drame. Déboulonné de son piédestal de but de l'Univers, sans Dieu ni âme, il redécouvre son absurdité: pourquoi l'intelligence, la conscience, l'imagination pour des machines sans but ni sens ? Pourquoi ressentons-nous des valeurs supérieurs, la foi, la liberté, le bonheur si nous ne sommes qu'agglomération animée de matière ? En un mot comme en cent, pourquoi ne sommes nous pas dieu ?

Là est le drame de l'humanité. Ce terrible décalage entre ce que nous avons l'impression d'être et ce que nous sommes vraiment. Entre ce que nous sommes capables d'imaginer et la triste réalité. Entre nos rêves d'immortalité et cette stupide mort qui, en nous replongeant de le néant, détruit tout ce que nous avons été.

Alors, dans sa vanité extrême et ses peurs infantiles, l'homme c'est décrété fils de Dieu. Et faute d'imagination a fait Dieu à son image. Enfants de Dieu, nous héritons ainsi d'une part de divinité, nous nous offrons une fin divine dans l'immortalité de l'âme.

Mais lorsque nous acceptons de regarder la vérité en face, il n'y pas plus rien pour justifier la vie. A quoi sert-il de vivre si ce n'est pas éternellement ? Le bonheur ne sert à rien si on ne peut pas l'emporter. Demandez au plus malheureux du monde, si aujourd'hui, le bonheur qu'il a pu avoir dans le passé le réconforte d'une quelconque manière ? Quelle est la différence aujourd'hui entre ces deux voisins du moyen-âge, morts et oubliés depuis longtemps, l'un ayant trimé toute sa vie pour nourrir sa famille, l'autre mendiant sa pitance journalière ? Aujourd'hui ils sont redevenus la même chose: poussière. Nous qui nous nous efforçons d'être heureux, libre, riche, bien-pensant, demain nous serons tous dans le même état que ceux qui se complaisent dans leur servage, leur inculture, leur médiocrité. C'est-à-dire rien.

D'accord nous laissons quelque chose derrière nous. Mais nous ne serons plus là pour contempler les fruits des arbres que nous avons plantés. Puis, comme tombent les plus grandes pyramides, l'arbre finit par se dessécher, les branches cassent, le coeur pourrit et, par un petit matin brumeux, on l'abat. Pendant quelques étés, les fruits ont été mangés goulûment par des enfants gourmands, mais qui mourront eux aussi et qui n'emporteront pas, eux non plus, ce bonheur. Nous ne mourons jamais complètement puisqu'il y a toujours quelqu'un pour se souvenir de nous. Mais un jour tous nos amis disparaîtrons, et il en sera ainsi du souvenir de notre passage sur Terre. Nous avons retardé l'échéance de la décadence le temps d'une génération ou deux, pour certains le temps d'un livre d'histoire mais c'est un maigre sursis face à la longueur de l'éternité que nous ne connaîtrons pas.

Je comprend aisément qu'au pied de se mur beaucoup est fait demi-tour. Je comprend qu'au fond de cette impasse, nombreux y aient peint une porte entrouverte sur un ciel bleu. Et c'est lorsque j'ai touché à ses angoisses que j'ai compris pourquoi Dieu. Mieux que tous les discours, que tous les raisonnements logiques et les démonstrations de la science, j'ai compris la raison fondamentale pour laquelle les hommes ont absolument besoin de croire en quelque chose de surnaturel.

Ces angoisses sont tellement insupportables, ces conclusions sont tellement dépourvues d'espoir, ressemblent tellement à un naufrage que l'esprit se révolte d'un seul corps, se cabre et se brusque et ne peut plus voir l'évidence. Nous préférons le chaud réconfort aveugle d'un paradis ou d'une réincarnation, aux doutes existentialistes, à l'impression d'inutilité.

Mais la vérité possède aussi sa force. Et elle prend la saveur d'une quête. Le piège, comme pour la liberté, est de croire qu'elle donnera un sens à la vie. Il faut alors reprendre le raisonnement au début, tuer Dieu à chaque fois, se souvenir que l'évolution a progressé aléatoirement, sans but ni direction, se rappeler que l'on perdra tout à la mort, c'est-à-dire ré affronter encore et encore les angoisses existentialistes. Mais pendant combien de temps en aurai-je la force ? Jusqu'à quand serai-je vigilant ?

On peut décider que le respect de telle valeur, que la lutte pour telle cause sera le sens de notre vie. Mais de notre vie terrestre seulement. Nous pouvons donner un sens à notre vie mais cela ne nous sauvera pas du néant qui suit la mort. Écoutons encore Saint-Exupéry: "lorsque nous prendrons conscience de notre rôle, même le plus effacé, alors seulement nous serons heureux. Alors seulement nous pourrons mourir en paix car ce qui donne un sens à la vie, donne un sens à la mort". Ces paroles sont d'autant plus belles que chaque jour, dans son avion, il acceptait de risquer sa vie. Pas pour le plaisir de voler, mais parce qu'à chaque vol, il se réalisait. Il existait, il avait son rôle dans la société. Il était responsable des projets, des amours, des salutations de milliers d'inconnus. Peu importe que se soit au prix de sa vie, il avait trouvé son chemin. Et se dernier jour de juillet 1944, alors qu'il ne devait plus voler, il partit encore en mission.

Nous pouvons avoir un but dans la vie. Mais aussi noble soit-il jamais il ne lui donnera un sens éternel, jamais il ne nous fera survivre à la mort. Seule la religion le peut. Mais ni Dieu ni l'âme existe.

La race humaine n'est pas sur Terre pour découvrir la vérité ou être libre. Non, nous sommes là par hasard. Pour personne, pour rien. Une gigantesque loterie dont nous ne sommes pas le gagnant mais un lot entre les autres. Et sur l'éternité du temps il était fatal qu'un jour notre numéro sorte. Nous sommes ce jour là. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? C'est ainsi.

Que reste-t-il alors ? Il reste la vie. Il reste un chemin à parcourir, des hommes à rencontrer, des livres à lire. Nous sommes vides, inutiles, nous n'avons rien à faire. Alors pourquoi ne pas le faire ?

Il y a au fond de nous une petite voix qui nous dit, c'est ceci que tu aimerais faire, c'est là où tu seras bien. La véritable liberté est de suivre notre petite voix, même si parfois il faut marcher en dehors du troupeau, à contresens de l'histoire, démodé. Et le vrai bonheur est une disposition intérieur obtenue lors de l'harmonisation de nos actes avec nos pensées et notre coeur. Le bonheur, et la vie, la vie surtout, c'est de suivre sa petite voix intérieur.